Tom-David Bastok, l'après Perrotin

Céline Piettre, LA GAZETTE DROUOT, Mai 10, 2024

Tom-David Bastok reprend avec Dylan Lessel l’exploitation de la galerie de l’avenue Matignon qu’ils avaient créée en 2021 avec Emmanuel Perrotin. Un nouveau départ sous le signe de l’indépendance, marqué par l’ouverture d’un espace en Turquie.

 

Quel a été votre parcours jusqu’à la rencontre et l’association avec le galeriste Emmanuel Perrotin en 2021 ?
J’ai débuté très jeune, à 20 ans, en créant la première bourse d’art contemporain, l’ancêtre de Masterworks et de toutes ces sociétés qui proposent aujourd’hui des achats d’œu- vres d’art en copropriété. Fin 2016, on me donne le numéro de téléphone du fils de Georges Mathieu, avec qui je commence à travailler afin de réanimer le marché du peintre. Je rencontre à cette occasion le grand marchand d’art David Nahmad. Avec son fils, Joe Nahmad, on décide de présenter en janvier 2019 une exposition à New York, où l’on met en scène quatre œuvres monumentales de Mathieu, dont l’une est vendue à la famille Arnault pour l’hôtel Cheval blanc. C’est dans ce contexte, et par l’intermédiaire de Joe, que je rencontre Emmanuel Perrotin. Ensemble, nous parvenons à réunir les deux parties de la succession – la seconde étant gérée par la veuve de Mathieu – et commence ainsi une association quadripartite constituée des héritiers du peintre et des galeries Nahmad et Perrotin. 

 

C’est à ce moment que Dylan Lessel vous rejoint.

Oui. Dylan dirigeait alors la galerie de Kamel Mennour, avenue Matignon. Nous décidons de créer la première enseigne de second marché estampillée Perrotin, au sein d’une association à 50/50. Le déclic est venu de la découverte de cet espace, avenue Matignon. S'ensuit l’inauguration de l’antenne à Dubaï en 2022, avec un show Murakami-Jason Boyd Kinsella, un artiste que nous avons fait entrer chez Perrotin, tout comme Bernar Venet, Gérard Schneider ou Jeremy Demester...

 

Pourquoi avoir mis fin à cette collaboration ? Est-ce directement lié au rachat d’une partie du capital de la galerie par le fonds d’investissement Colony IM ? Emmanuel souhaitait vendre une part importante de l’affaire afin de se développer, et nous tenions à garder notre indépendance. C’est assez naturel il me semble, à 35 ans, de vouloir rester maîtres à bord. Emmanuel nous a apporté une marque et une expérience de gestion, mais la programmation a toujours été de notre fait. Et nous continuerons à gérer, à titre personnel, les successions Mathieu et Jacquet pour le compte de la galerie Perrotin.

 

Qu’est-ce qui a présidé au choix de Basquiat, Haring et Warhol pour l’exposition inaugurale de la galerie ? S'agissait-il d’un manifeste ?

C’est un trio que l’on affectionne tout particu- lièrement : des artistes inspirants que l’on voit peu côte à côte sur les cimaises à Paris, à l’exception de l’exposition Warhol x Basquiat à la Fondation Vuitton. Les pièces ont été sélectionnées avec soin. Pour Basquiat par exemple, on tenait à montrer les « Xerox » : une série qui est selon moi encore sous-évaluée. Dans l’exposition, le visiteur entrait au rez-de-chaussée dans le métro new-yorkais, où Haring réalisait ses « Subway Drawings », pour finir dans la Factory de Warhol avec ses murs en aluminium mâché. Chaque étage diffusait une playlist en rapport avec l’environnement de création des artistes. Nous essayons autant que possible de proposer des expériences immersives, même si ce type de scénographie est onéreux.

 

La seconde exposition sous le nom Bastok Lessel est dédiée à Jean-Guillaume Mathiaut, un de vos artistes du premier marché...

Nous lui offrons sa plus importante exposition à ce jour. Il ne travaille qu’avec du chêne tombé naturellement, verni par ses soins. Toutes les pièces sont produites pour l’occasion : on présente des mobiles, des chaises qui flirtent avec le piédestal, des étagères remplies de petits totems, que l’on vend à l’unité – on aime comme cela proposer des œuvres accessibles au plus grand nombre.

 

Vous avez racheté à Emmanuel Perrotin les parts de la galerie de Dubaï. Comment l’activité entre Paris et les Émirats va-t-elle s'articuler ?

La programmation sera spécifique à chaque lieu, car le spectre de collectionneurs est très différent. On rencontre peu d’Européens et d’Américains à Dubaï. La majorité de nos clients viennent du Kazakhstan, d’Ouzbékistan ou d’Inde, pays où on a développé une importante clientèle. Ce sont des personnes

qu’on ne voit jamais dans les galeries à Paris. À Dubaï, on essaie de présenter des œuvres avec des prix plus bas, de 50 000 à 2 M€. Les gens là-bas ont les moyens mais c’est un marché jeune : on veut que nos clients puissent acheter sur un coup de cœur. Nous sommes situés dans le centre financier, où l’on trouve tous les restaurants et marques de luxe. Il faut bien comprendre qu’il est impossible de venir à Dubaï sans passer devant la galerie, qui reste ouverte jusqu’à 23 h : c’est le cœur vibrant de la ville, fréquenté aussi bien par les touristes que par les locaux.

 

Dubaï, paradis fiscal, est une place d’art qui a mauvaise réputation : il y est question d’acheteurs peu éduqués à l’art, d’offre médiocre. S’agit-il d’une caricature ?

Il m’est arrivé d’y découvrir des collections qui pourraient faire rougir quelques grands musées parisiens, même si elles restent rares, car peu de gens s’installent à Dubaï pour la vie. Certes, c’est un public qui doit être éduqué à l’art occidental. Comme les collectionneurs du Middle-East à une époque, les collec- tionneurs d’art indiens, par exemple, n’achètent quasiment que de l’art contemporain indien, car c’est ce à quoi ils ont accès en priorité. Quoi de plus naturel ? Comme Dubaï est une ville très chère, les gens qui y résident ont des moyens importants, souvent parce qu’ils ont inventé des choses. On y rencontre donc des entrepreneurs ouverts à l’innovation, qui apprennent très vite. La ville a changé depuis quelques années, son système fiscal notamment, qui s’est rapproché des standards internationaux. Il y a 9 % d’impôts sur les sociétés et 5 % de TVA sur l’entièreté de l’œuvre, car la TVA sur marge n’existe pas. Ce n’est pas bien différent de la France. Toutes les religions et les nationalités cohabitent en bonne entente. Il n’y a pas de bagarre ni d’excès de vitesse. L’amende est tellement chère ! Les gens qui ont de l’argent s’y sentent en sécurité : un environnement très sain pour le business. C’est un peu la Suisse du Moyen- Orient !

 

Vous avez participé à Art Dubai cette année : allez-vous y revenir en 2025 ?
C’est notre troisième participation, dont une fois en tant que Bastok Lessel. L’offre s’est beaucoup améliorée et les allées accueillent de plus en plus de galeries internationales. La foire est très bien gérée par Pablo del Val, qui sait exactement qui inviter. Cette année, nous avons exposé Bernar Venet, très apprécié car représenté depuis longtemps sur place par Custot, et le peintre coréen Chung Young-Hwan, dont on a vendu toutes les œuvres en deux jours.

 

Vous prévoyez d’ouvrir un nouvel espace saisonnier à Bodrum, station huppée du littoral turc. D’autres enseignes vous ont-elles précédés ?

Beaucoup de nos collectionneurs fréquentent déjà la station. Nous y avons monté un projet avec le ministre de la Culture turque qui est aussi le propriétaire d’un hôtel, le Maxx Royal, pour lequel on a vendu une sculpture de Bernar Venet de 21 mètres de haut. Notre galerie, la première à Bodrum, sera inaugurée au sein de l’établissement le 17 mai.

 

Les dernières ventes aux enchères d’art contemporain ont connu des résultats mitigés. Cela concerne aussi bien les jeunes artistes en vue que les figures historiques, comme Basquiat. Êtes-vous inquiet ?

Je vais vous confier quelque chose que peu de gens savent : il y a quelques semaines, une œuvre de Basquiat s’est vendue pour un prix record de gré à gré. La cote d’un artiste, ça ne veut rien dire. On n’achète pas un Basquiat, on achète une œuvre de Basquiat. Je le répète sans cesse à nos clients. Si les œuvres moyennes se vendent moins bien que des œuvres de qualité, ça ne me choque pas plus que cela. À mon humble niveau, je suis très content des artistes que l’on représente.

 

Quel est votre principal atout ?

Notre jeunesse ! Ne pas se mettre de limite, ne pas avoir peur du mélange des genres. À l’occasion de Paris+, en octobre prochain, nous allons présenter une exposition sur l’histoire du paysage de 1900 à nos jours, en associant des œuvres surréalistes à celles de jeunes artistes. L’important pour nous est de montrer ce que nous aimons.